Territoire perdu de Pierre-Yves Vandeweerd
Le cinéma possède une affinité particulière avec les fantômes. On le sait depuis longtemps, au point d’avoir fait du « Quand ils eurent passé le pont, les fantômes vinrent à leur rencontre » du Nosferatu de Murnau une sorte de devise, sinon de définition du cinéma. Mais il est des fantômes de différentes espèces. Ceux auxquels s’intéresse Pierre-Yves Vandeweerd sont des hommes et des femmes bien réels, qui vivent aujourd’hui. Ils sont devenus des fantômes sous l’effet de la géopolitique, personnes et peuples repoussés dans les limbes par les lois convergentes des intérêts politiques, économiques et médiatiques. Ainsi en était-il des prisonniers de la forteresse de Oualata auxquels était consacré son film Le Cercle des noyés, ainsi en est-il des hommes et des femmes sahraouis dont Territoire perdu invoque la présence dans ce film aux allures de séances de spiritisme. Avec les ressources singulières de la mise en scène de cinéma, travail de l’image, du son et du montage, et une approche où le réalisme fusionne avec le fantastique, et même le film d’horreur, Vandeweerd construit les conditions de perception sensible du sort hallucinant qui est celui des Sahraouis depuis 35 ans.
Dans ce désert de pierres dont le noir et blanc, disponible aux vibrations brutes de toute la gamme des gris, magnifie l’effrayante splendeur, survivent ceux qui ont été bannis sans retour de leur territoire par l’incroyable artefact nommé El Hisam, « la ceinture ». 2400 kilomètres de mur gardé jour et nuit par des milliers de soldats, protégé de radars, de barbelés et de mines, machine qui semble l’œuvre d’un dictateur fou imaginé par Franck Herbert ou Barjavel, mais est bien l’œuvre de « note ami le roi » Hassan II, celui qui bombarda au napalm les populations civiles en 1975. Tandis que, à sa suite, la police de Mohammed VI torture, viole et fait disparaître les Sahraouis restés à l’intérieur du mur et qui protestent contre le pilage des richesses de la partie « utile » de leur pays annexé par les Marocains, la majorité des Sahraouis survit dans les camps de réfugiés installés dans le désert algérien. Entre les deux, hanté de rêves de retour et des patrouilles d’un Front Polisario qui n’a pas combattu depuis plus de 30 ans, « le reste » du Sahara occidental, véritable « Zone » où errent les Stalkers d’un engagement sans fin, sans choix, sans retour.
Là, un vieux guerrillero confie son rapport au monde tel que lui a enseigné son grand-père. « Ecoute les gens, mais aussi les animaux, les plantes, les pierres, le vent. (…)Comprendre et écouter l’espace est le seul projet digne d’une vie ». Il semble que Pierre-Yves Vandeweerd ait fait des leçons du vieux nomade la méthode même de réalisation de son film, tant celui-ci transporte et convainc par la puissance de son « écoute », qui se traduit en images autant qu’en sons. Ecoute patiente et inspirée, écoute construite et longuement travaillée aussi. De la caméra super-8 tenue à la main aux bruits du désert retravaillés comme les composants d’une symphonie pour l’au-delà du temps, Territoire perdu forge ses outils sensibles à l’unisson d’un désespoir qui est à la fois absolu et soudain si proche, pamphlet méditatif et roman de l’absurde où tout n’est que trop vrai. S’approcher lentement de El Hisam est à la fois un chemin matériel et une expérience spirituelle. L’un et l’autre bouleversent.
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